jeudi 19 février 2015

Considérations gratuites autour du livre, des lecteurs, et du marché de l'occasion

Ma chère Aurélie,

Comme tu le sais, j’ai fait cette dernière année l’intéressante expérience de quelques heures de bénévolat dans une librairie d’occasion (je précise : pas un truc fancy, avec des livres de prix, non non, du poche et du grand format à couverture collée, hein).
Je viens d’arrêter, et j’avais très envie de te raconter ce que j’en ai retiré.

Traditionnellement, on considère l’objet-livre comme sacré. On maudit les bibliothécaires qui désherbent les ouvrages usagés, ou à l’information dépassée, et donner des livres pour qu’ils soient réutilisés, ou les revendre est un sport national. Le livre jouit de son rayonnement culturel qui rejaillit sur son possesseur (d’où ces cas de vols “sociaux”, ou de cette habitude de juger une personne d’après sa bibliothèque).
Le livre ne serait donc pas un produit de consommation comme un autre.

Or, le fait d’approcher le marché de seconde main m’a permis de raffiner cette vision.
Y travailler, c’est avoir les pieds dans la marée de la production de livres contemporaine, et par le biais des flots de bibliothèques personnelles qui nous parviennent, de se faire l’observateur de ce qu’achètent, lisent et abandonnent les gens (à tout le moins le Parisien, dont nous savons depuis Balzac qu’il est une sorte de lecteur un peu à part).
Car, avec une surproduction aussi déraisonnable, ce que montrent les monceaux de livres qui viennent s’échouer dans les librairies d’occasion, c’est que le livre est un produit, parfois de mauvais qualité, dans le fonds ou la forme, lié aux modes, très vite encombrant, et dont on cherche régulièrement à se débarrasser comme une vermine résistante (à l’instar de n’importe quel produit manufacturé contemporain, me diras-tu).

Des livres qui sont abandonnés vertueusement en espérant une seconde vie, qu’il s’agisse d’une bibliothèque années 80 de parent parti en maison de retraite, de services de presse périodiquement donnés par des critiques envahis, d’albums jeunesse cornés cédés par de frais adolescents, ou de la marée infinie des romans de la rentrée littéraire (des rentrées littéraires, car toutes années confondues atteignent nos rivages indifférement) et de ces romans qu’il a été de bon ton d’avoir lu dans certains cercles, paradoxalement, peu repartiront.

La librairie d’occasion n’a plus que l’écho en creux des opérations de communication organisées à la sortie du livre, et celui-ci, déconnecté de la très fraîche nouveauté (comme les ouvrages d’occasion présentés à côté de leur jumeau neuf, dans certaines librairies), de la rumeur promotionnelle qui l’accompagnait, devient un objet d’achat tout à fait différent : un tri drastique se fait entre ceux dont on a parlé (mais que tout le monde a lu), ceux qui sont trop datés, et ceux qui méritent d’être lus, même écornés, même un peu déreliés.

Je m’explique pour ceux qu’on ne pourra que très difficilement revendre : on est d’accord, l’océan de bouquins qui atterrissent neufs en librairie ne seront pas tous lus, et n'en valent sans doute pas tous la peine. Ceux-là, les lecteurs ne les garderont donc pas, et à peu près deux ans après, on les retrouve dans les bacs d'occase. Où personne ne veut plus les lire, vu qu'il n'y a plus de plan com' associé.
En outre, l'objet physique est salement daté : rien ne vieillit plus vite que le graphisme, et bien des livres des 80-90's sont désormais compliqués à écouler, sans compter bien entendu sur les traitements violemment chimiques réservés au papier (qui font par exemple que mon exemplaire de Raymond Chandler vintage se confit de lui même sur son rayonnage, malgré son maintien hors de la lumière, en attendant une probable dessiccation finale).
Les idées aussi vieillissent : j'ai déjà mis la main sur quelques romans 50's propageant des idées insoutenables aujourd'hui.
Ces livres-là (trop datés, trop insuffisants dans leur contenu), sont dans leur grande majorité difficilement vendables. Et aussi nombreux que le laisse entendre le terme “surproduction.”

Et, il y a les autres.
Ce sont ces livres dont l’esthétique, même kitsch, ne vieillit pas. Dont le contenu fait qu’il partiront toujours, hors plan com’. Ceux que j’ai vu être achetés tous jaunis, ou même avec une couv’ horrible, serrés contre le coeur de leur nouveau lecteur.
Autant te dire qu’ils ne sont pas légion, mais comme leurs acheteurs ne sont pas légion. Acheter des livres d’occasion, c’est une activité bien particulière, et qui s’adresse à une frange particulière: au lecteur qui complète sa bibliothèque à moindre coût, qui se tient au courant de l’actualité littéraire, et à qui tu pourras glisser quelques suggestions, au non-habitué du monde du livre qui vient chercher des albums pour ses enfants “parce que c’est important”, aux ados et étudiants qui achètent les biblios d’enseignants, aux vieilles dames qui font grande consommation de polar noir.
Céder des livres pour qu’ils soient revendus, c’est aussi destiné à un public particulier, comme je l’ai dit plus haut : en résumé, la librairie d’occasion (et plus encore, la librairie d’occasion dans Paris) est un milieu, me semble-t-il plus clos encore socialement que la librairie de neuf, où ne se retrouvent presque que des lecteurs aux usages culturels déjà bien affirmés, ou des clients ayant des raisons objectives de venir*.

Donc, un public restreint, pour absorber une marée infinie d'ouvrages.
A un certain point, dans cet océan de bouquins dont la durée de vie commerciale ne dépasse pas les six mois à deux ans, confronté à un lectorat si restreint, j’en viens à espérer le développement d’un print-on-demand de qualité dans les années à venir, une certaine forme de minimalisme dans les quantités envoyées à l’impression, la généralisation des tablettes, au moins pour la part de la production dont on sait déjà qu'elle aura une durée de vie courte.

Et voilà donc l'essence de ce que j'ai retiré de cette expérience particulière dont j’ai savouré chaque minute. Elle m’aura permis un coup d’oeil dans le trou de la serrure de l’édition contemporaine, une indiscrétion sur les bibliothèque des parisiens de tous âges, de toutes professions, et leurs manières de lire.
Pour une bibliomane enragée comme je le suis, cela n’a pas de prix.
Juste comme ça, la prochaine fois, j'aimerais m'enquérir de la gestion que nous faisons, nous tous, de nos bibliothèques personnelles.

A suivre, donc.

* mise à jour suite à notre discussion Twitterienne sur les achats généralement exécutés en occasion :

De ce public-là viennent des choix d'achats drastiques, et étonnamment peu aventureux étant donné le faible prix de vente. Ce qui se vend le mieux, ce sont les classiques, ou les livres n'ayant plus rien à prouver (du Duras, du Virginia Woolf, des classiques des sciences humaines). Parfois également, des ouvrages qui témoignent de cheminements intellectuels précis (tel auteur, de telle maison d'édition, sur tel sujet).
Mais rarement des achats "coup de dé", alors que le livre ne coûte pas très cher. J'imagine que ce type d'achat pulsionnel est réservé au neuf, le livre revendu est, lui plus acheté pour sa valeur intrinsèque (puisque sa valeur physique est elle, dégradée).

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