vendredi 16 juin 2017

Et tout évolue tout le temps, imperceptiblement

Ma chère Aurélie,
il y a un certain temps que nous courons chacune de notre côté de la Manche, pour attraper les bribes d'aventures que le destin nous met entre les pattes ou que l'on a envie de voir advenir, et, qu'en conséquence, ce blog n'avance guère.
Et cependant, me voilà saisie de la vive envie de te donner des nouvelles, de t'écrire comment va la vie pour la femme sans plan prédéfini.

Parfois, au début de ta vie, tu es convaincu -la société te le dit, tes parents et/ou la télé te l'ont appris, que tu dois atteindre une sorte de stabilité magique, où tu as un bon métier, l'air docte et bien habillé, un conjoint régulier et une descendance en projet. Ou pas d'ailleurs pour ce dernier élément, mais l'essentiel est là : atteindre une sorte de plateau de réalisations qui fera de toi un adulte, construira ta fierté personnelle et celle de ton entourage, et rester là, tous abdos serrés, à tenir tes responsabilités.
Et quelque soit ta personnalité, tes goûts, tes talents, tu crois qu'il n'y a qu'un seul moule, qu'un seul sentier, et que cette façade obligatoire fera de toi un de ces arbres au tronc vide que l'on voit parfois en bord de forêt.
Cette croyance naïve -que la société te demande la négation de toi-même- est paralysante.

Heureusement, c'est une illusion.
Devenir passe par l'expérimentation de soi.
Si l'on accepte de se plonger dans ces choses dont on pressent qu'elles nous constituent,en dépit de tout et en dépit de l'avis des tiers, si l'on accepte de regarder ses propres imperfections et manquements, et si l'on accepte aussi ces moments de désespoir qui sont l'apanage de toute vraie aventure, peu à peu, on apprend à être, et à faire sans se trahir.
Nous avons tous des cartes différentes en main, il faut les connaître, les aimer justement, et les utiliser au mieux.

Voilà, ma chère Aurélie, à quoi je m'occupe avec constance, et le chemin ressemble plutôt à un Derrick réalisé par David Lynch, mais qu'importe, on avance quand même.
J'ai saisi les deux cartes les plus chères à mon coeur du monde : la littérature et les arts visuels.
Auparavant, j'étais une bécassine : ces deux disciplines étaient mes béquilles pour fuir le réél, mais j'en faisais un usage égoïste et décérébré, un usage qui ne célébrait rien et qui n'apprenait rien.
C'est en me plongeant le cou dans la consommation de livres et d'expositions, dans le dessin et une micro-amorce de photographie ; et en m'efforçant d'en tirer une pensée rédigée, que j'ai enfin compris les règles de la réception artistique, de la compréhension, et peu à peu, du jugement.
Il n'y a pas de fin à la joie d'entamer le long chemin de lecteur, le long chemin de regardeur, car avec chaque oeuvre découverte nous affinons notre goût, et nous apprenons le langage de l'art que nous aimons dans toutes ses dimensions. Pour certains, cette lente appropriation se concrétise ensuite par la réalisation d'une oeuvre, car il est normal de s'essayer à son tour, même (surtout!) en barbouilleur des dimanches, à l'utilisation des codes que l'on a enfin compris.
Cette amour passionné nous entraîne en des lieux que nous n'aurions jamais cru fréquenter, nous fait rencontrer des gens tout aussi passionnés, que nous nourrissons et qui nous nourrissent à leur tour, nous demande soudain des compétences que nous n'avions pas et que nous sommes trop heureux de développer, nous entraîne sur des chemins sur lesquels nous n'osions avancer.
Et, pour autant qu'elle puisse sembler futile, cette voie est non seulement légitime, mais absolument nécessaire, car elle donne une structure à tout le reste.

La poursuite de nos passions est une bouée de sauvetage, et une clé pour la vie, un de nos amis communs me l'avait déjà expliqué.
Ce n'est que maintenant que je conçois, émerveillée, à quel point il avait raison.


Alors que fais-je, ces temps-ci ?
Je nourris l'arbre.

vendredi 24 mars 2017

Par la fenêtre

Chère Laurence,

C'était un jeudi après-midi, il n'y a pas longtemps, j'étais au travail et j'ai regardé par la fenêtre. Dehors il faisait beau, l'arbre en face de mon bureau pavanait ses longues branches nues, la lumière chaleureuse le faisant se découper avec précision sur fond de ciel bleu et tout cela semblait comme un avant-goût de printemps.

Dans cet instant, à regarder par le fenêtre, je me suis soudain sentie frappée par une envie d'extérieur. J'ai eu envie de sortir, de faire des choses, de voir des gens. Comme j'étais coincée au travail, j'ai commandé un livre de jardinage en douce, comme une promesse faite à moi-même. Du jardinage ! Moi qui ai toujours été convaincue que je n'étais bonne qu'à tuer les plantes vertes ! Mais dans cet instant-là je me suis sentie pleine d'optimisme et de projets et je me suis dit que ce serait une bonne idée d'essayer quelque chose de simple, un petit plan de basilic ou des fleurs sans chichis sur mon balcon.

Ma commande faite je me suis de nouveau tournée vers cette fenêtre magnétique et c'est là que je m'en suis aperçue. Je me sentais comme moi-même. Tout simplement. Mais ce qui m'a choquée c'est de m'apercevoir que ça faisait bien longtemps que ça ne m'était pas arrivé.

C'est tellement étrange comme sensation. Jusque-là, j'étais incapable de voir. Mais dans cet instant-là c'est comme si le brouillard s'était levé d'un coup et que de nouveau le soleil éclairait ma route. J'avais oublié ce que c'était d'y voir clair - je ne m'étais pas aperçue de la densité des nuages, de l'opacité du monde, je m'y étais résignée sans me souvenir que ça n'avait pas toujours été ainsi. Qu'il avait été un temps où je pouvais tendre le bras devant mes yeux sans que ma main ne disparaisse dans l'immensité cotonneuse. Où je ne me sentais pas à la fois suffoquée par le monde et isolée de tout.

Mon brouillard, c'était comme une fatigue immense et insurmontable. Où je me demandais légitimement chaque matin comment j'allais faire pour survivre jusqu'au soir. Mon énergie étant minimale, je bloquais tout, je passais en mode "conservation d'énergie", je n'avais qu'une envie : rester chez moi et ne rien faire. Dormir. Essayer désespérément de recharger mes batteries à plat.

Tout, absolument tout me semblait un danger mortel, une atteinte a mes niveaux d'énergie, le potentiel coup fatal qui me laisserait épuisée pour toujours. Tout semblait hors de mon contrôle. J'étais désespérée.

Ainsi épuisée, j'étais incapable de faire des projets. D'avoir envie de faire des choses. D'avoir envie de voir des gens. Alors cette fenêtre d'espoir et d'optimisme... C'était comme si le monde s'ouvrait devant moi de nouveau.

Depuis ce jeudi-là j'ai fait des choses dont je me sentais tout à fait incapable il y a un mois seulement : j'ai invité des amis à déjeuner chez nous. Je me suis rendue au travail avec enthousiasme. Je suis sortie courir dans la fraîcheur du matin. J'ai acheté des places de théâtre. J'ai planté des graines.

Les langues de brouillard restent nombreuses et inattendues. Je suis tout à fait terrifiée à l'idée de me perdre de nouveau. D'oublier qui je suis et ce que j'aime et ceux que j'aime. Mais peut-être que cet été j'aurais des tomates.