jeudi 16 avril 2015

En 2015, peut-on encore porter des fleurs sur ses vêtements ?

Hello chère New-Yorkaise,

J'espère -et je me doute un peu, maintenant, que tout aura été à ton goût dans cette ville rêvée (et peut-être aussi que tu ne vas pas m'annoncer d'ici six mois que tu y pars, car te visiter deviendra bien plus difficile). En attendant, j'ai fait un peu de shopping ces derniers jours, car avec le printemps vient un changement de garde-robe nécessaire, et voilà mes cogitations de cabine d'essayage ici rassemblées :

Tout d'abord, je ne sais pas si tu le constate aussi à Londres, mais les magasins sont plein d'une certaine sobriété design citadine. Le tweed noir et blanc, très graphique, est partout, notamment sur de grands manteaux surdimensionnés, destinés à être portés avec un sac à main de cuir noir et une tenue sobre (si possible en jean, car les accords noir-jean sont le must de la saison, ainsi que les couleurs gris-bleu marine-blanc-noir). Malheureusement, cette sobriété chic peut être un peu loupée quand elle est appliquée sans finesse : on oublie donc les chemises noires et bleues marine à motifs, je n'en ai pas trouvé une qui vaille, le motif cette saison c'est la fin, rien d'original, rien d'intelligent, ou en tout cas pas dans les boutiques qui sont dans mes moyens.
Et puis il faut se rappeler que le printemps, en tant que demi-saison, c'est l'antichambre de l'été : on envisage stylistiquement une simplification des motifs, un retour à la fraîcheur, qui doit préparer le grand épurement des mois ensoleillés, et ça c'est vrai de tout temps, mode ou pas mode. Les grandes ardeurs de motifs excentriques, c'est pour le milieu de l'automne et l'hiver, quand notre œil fatigué n'a pas grand'chose à se mettre sous la dent, niveau lumière et nature.
Cette fois-ci, il est donc question d'une simplification visuelle bienvenue, loin des excès des saisons précédentes.

Ensuite, j'en arrive au titre de cet article, parce que j'ai constaté dans de multiples boutiques qu'on nous refaisait le coup des fleurs. Ne t'attends pas à un plan thése/antithèse/synthèse, parce que là-dessus je suis à peu près aussi décidée que le Pape si on lui proposait de relooker la Papamobile en léopard, ou Christina Cordula si je devais lui expliquer les vertus de la marque Iron Fist.
Donc, je rappelle à toute fins utile qu'en matière de motifs, c'est un fait, l'homme s'est toujours inspiré de ce qu'il avait sous les yeux. Mate un vase japonais du peuple Aïnu, des pages enluminées de manuscrit médiéval ou les fleurs du mouvement Arts & crafts, et tu verras que c'est globalement vrai, ce que je te raconte et ça marche aussi pour le vêtement, qui reflète toujours la société dans laquelle vivent ceux qui le portent.

Artichoke wallpaper, by William Morris (Wikimedia).

Le motif fleuri, c'est toute une histoire, et même si on se réfère aux temps les plus proches de nous, et qu'on se contente de la fleur 18e qui ornait les salons de Marie-Antoinette ou des motifs 19e de l'Arts and crafts de William Morris, des 50-70's et de ces dames en robe attendant leur maris, ou des belles hippies du flower power, une société toute différente, à la temporalité plus lente, et dont on resuce les codes indéfiniment depuis une bonne vingtaine d'années.
Alors en 2015, porter des fleurs, est-ce que ça a encore du sens, quand pour nous autres pauvres citadins pressés, la nature c'est un ramassis de tulipes boostées aux pesticides par les agents municipaux, et trois arbres faméliques à demi asphyxiés par les exhalaisons des pots d’échappements ?
Dans notre société du béton, où tout est design et où la mauvaise herbe n'a plus sa place, on l'a voulu de tout notre cœur, ce blanc-noir-fluo qui n'a plus rien de naturel, et cette vie trépidante qui nous oblige à organiser nos fringues "to make an impression" de manière efficace et variée. Au moins pourrions-nous avoir l'honnêteté de le reconnaître dans notre allure de tous les jours : les fleurs se réfèrent à un temps si différent du nôtre que c'est un mensonge sémantique que d'en arborer comme on en portait au XXe siècle.

Il y a pourtant des manières de porter ce motif compliqué : tu te rappelles 2013, les fleurs sur fonds noir ? ça m'allait parce que j'y percevais le même cynisme qui parcourt notre société désabusée, cet à quoi bon post-moderne qui s'applique à tout : on portait le deuil des fleurs, elles étaient aussi littérales qu'un aphorisme moqueur d'Oscar Wilde. Après, comme si cette parenthèse réaliste s'éteignait, nous avons subi cet éphémère folie des feuilles tropicales, en plein milieu du n'importe quoi, qu'il ne fallait suivre sous aucun prétexte puisque neufs les vêtements portaient déjà les promesses de leur très rapide désuétude (parle-moi du junk-space à la Rem Khoolaas, car chaque domaine de notre quotidien témoigne de la justesse de ses vues : du junk-clothing à date de péremption rapide, voilà ce que c'était). Et là, paf, 2015, les fleurs reviennent, datées, déjà vues, partout. Il faut arrêter de se mentir : l'humain du 21e siècle est tout aussi design et  artificiel que l’environnement qui l'entoure. Dans la rue, il est une bulle de sens aussi complexe qu'une page de publicité, il se représente aux autres, se vend, tout en n'ayant pas de temps à perdre. Si la couleur brute, et les motifs géométriques, ou liés à un sens proche de lui (le petit monde graphique pop, gothique ou contestataire des 50 dernières années possède des ingrédients bien plus utilisables dans notre réalité actuelle) ont encore une raison d'être, les fleurs portées au premier degré, qui appartiennent à un temps où l'on en avait (du temps...), où la nature était un ingrédient commun à tous et le soin apporté aux détails fondamental, les fleurs, c'est un langage esthétique à laisser à des maîtres de la haute couture pour les supra-riches rétrogrades qui ont encore cette vie-là, mais pour nous, qui dans les rues sommes présent et avenir, c'est bel et bien fini.



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