jeudi 12 mars 2015

Une histoire de voitures fantômes

Hello ma chère Aurélie,

Tu l'as peut-être remarqué, cette semaine, je suis un peu fatiguée, et je me sens sous l'eau à tous les niveaux. On est jeudi, il me reste deux jours à tenir avant de disparaître dans la mollesse bienfaisante de mon canapé et essayer de me retaper un brin.

Je suis donc en panne d'articles stratosphériques pour cette semaine, mais à la place j'ai eu envie de te raconter une histoire.

Il y a un mois tout pile, la presse française et internationale bruissait d'étranges échos.
Les journalistes spécialisés frétillaient d'émoi, les amateurs pâlissaient d'excitation anticipée, on préparait des interviews dans tous les médiums possibles : c'est qu'il est rare, très rare qu'un événement d'une telle ampleur se produise.
Mais de quel événement déjà glissé dans les failles de l'oubli journalistique s'agit-il ?

Il y a un mois tout pile, on vendait à Paris, aux enchères, la très fantomatique et légendaire collection Baillon. Cette soixantaine de voitures anciennes, couvrant 60 ans d'histoire automobile, a généré les fantasmes frénétiques de milliers d'amateurs autour du monde; par la rareté et l'état épouvantable des véhicules présentés, autant que par la folle rumeur qui les entourait.

Afin de mieux te faire comprendre la poésie bizarre de cet événement, il me faut revenir à la chronologie des faits, et justifier ainsi mes nombreuses heures tardives de lecture (ce fut une semaine d'insomnies). Et oui, ce sera romancé un petit peu, parce que j'aime mieux.

A l'automne 2014, selon les organisateurs de cette stupéfiante vente aux enchères, une famille contacte une très grosse maison de ventes, en leur parlant d'une Ferrari 250 California dormant dans les dépendances oubliées d'une propriété de province. Les récents héritiers souhaitent s'en défaire.
Devant l'extrême rareté de l'engin (on parle de 37 exemplaires réalisés), un spécialiste automobile est aussitôt dépêché sur place, et, dans la froidure d'un matin d'octobre, une porte de garage s'ouvre devant ses chaussures de villes souillées par la rosée (enfin c'est comme cela que je l'imagine).
A l'intérieur, deux véhicules dorment depuis des années dans la poussière : à droite une Maserati d'un noir tirant sur le gris, et à gauche, recouverte par un lourd fatras de journaux, de toiles et de vieux matelas, la California.
L'expert s'approche, car il a une idée derrière la tête.
Il sait bien qu'il y a cette légende de California fantôme, perdue après son passage entre les mains de Delon, dans les années 60. Et Si ?

Les cartons sont déblayés, et il se glisse à l'intérieur du véhicule, qui n'est pas fermé.
L'intérieur est suffocant de poussière, et sent les cuirs en déréliction, le fauteuil du conducteur s'affaisse mollement quand il s'y assoit. En face de lui, à travers le pare-brise, le jardin s'éveille doucement. Sous ses souliers, la paillasse où aucun pied ne s'est posé depuis 40 ans. Machinalement, comme chez lui, il passe la main dessous, et en retire un vieux jeu de clés, qui attendait là depuis tout ce temps.
Comme la carte grise au papier jauni qu'il trouvera ensuite, comme ces gants de conduite desséchés dans la portière avant.

Il est pensif, notre spécialiste. Il est peut-être même un peu amoureux du beau véhicule, et de ce moment volé au passé qu'il vient de vivre. A moins qu'il ne pense au profit qu'il va faire avec cette superbe mécanique qui ressemble tellement à...
Au repas donné par les héritiers, une fois retourné dans la maison de maître, il boit son vin et négocie le contrat, enchanté. La visite tient ses promesses, et il connaît bien des acheteurs possibles.
Et là, entre le fromage et le dessert (on dit toujours cela, n'est-ce-pas ? Mais cette fois, c'était bien juste après un mémorable chèvre local, je le décide ainsi), les deux quadragénaires récemment héritiers se regardent entre eux un instant, avant de lui confier : "Vous avez aimé ce que vous avez vu ce matin ? Parce que si c'est le cas, nous avons encore beaucoup, beaucoup de choses à vous montrer."

L'après-midi, donc, les voilà dans le dédale de cahutes de tôles qui parsèment le domaine, à slalomer entre les carcasses rouillées de véhicules décomposés, dont on devine qu'ils ont été -mais c'était il y a si longtemps - amoureusement choisis, et présentés.
La scène est hystérique, digne d'un film.
L'agent de la maison de ventes court de véhicule en véhicule : leur état est pitoyable, scandaleux, insupportable, mais il les reconnaît tous : ici cette ruine croûlant sous le lierre c'est un coupé des années 20, là cette bouillie réduite à des viscères orangés une exceptionnelle Talbo Lagot carrossée par Saoutchik, plus loin encore des Hispano-Suiza, des Delahaye, des Facel Vega...
Toutes pourrissant sans fin et dans le calme de ce cimetière oublié.

Que faire ?
Le spécialiste réfléchit. Ruinées, mais mythiques. Avec le prix fou, la véritable bulle, que vit en ce moment le marché de l'automobile ancienne, on peut tenter quelque chose malgré tout.
Et il y a cette Ferrari, autour de laquelle on peut faire monter les enchères.
Il faut une bonne communication, et la meilleure mise en scène possible.

Le barnum commence à la fin de l'automne 2014.
On rameute le journal américain spécialiste de vieilles voitures (car c'est au loin que sont les fortunes, et sur la Côte Ouest, on s'écharpe chaque année pour l'honneur du Prix d'Elégance automobile de Pebble Beach, où figurent des modèles similaires en prestige aux ruines Baillon), on fait la plus poétique des vidéos...



Pour mieux allécher les amateurs, les scènes de découverte de la collection sont reconstituées et filmées, des documents familiaux exhumés.
Le public, médusé, découvre peu à peu la légende de cette collection morte : fruit de la passion pour les voitures de l'entrepreneur Roger Baillon, propriétaire d'une société de transport, qui rêvait d'ouvrir un grand musée d'histoire automobile.
Malheureusement, son entreprise fait faillite en 1978, et les modèles rassemblés, intégrés aux actifs de l'entreprise, sont menacés de saisie. Deux ventes ont bel et bien lieu en 1978 et 1985, ne laissant plus sous les abris que 80 véhicules.
C'est à partir de là que les voitures se dégradent : sans destin vers un futur musée désormais impossible, menacées de saisie, elles restent abandonnées, et se font oublier.
Roger Baillon meurt en 1996, et son fils Jacques, en 2012, à peine sorti de la longue procédure de succession, tente de les préserver en les offrant à une association locale. Il décède malheureusement avant que le moindre papier soit signé.
Et c'est alors que ses héritiers cherchent une issue pour cet encombrant vestige, qui occupe une large virgule de terrain sur la propriété des Baillon.

Du côté de la maison de ventes, la communication marche admirablement.
Tout le petit monde de la collection est sur les dents : tout d'abord, il y a cette fascination moderne pour les ruines du monde occidental, cette poésie de la déroute, qui enjolive la réalité, et ensuite, l'admiration des collectionneurs pour la "sortie de grange", lorsqu'un véhicule oublié est mis au jour. A ce titre, le fonds Baillon est l'une des plus importantes de l'histoire de l'automobile; mais la plus pitoyable aussi.
Les fanatiques hésitent entre excitation et dégoût : jamais encore on ne leur a proposé des ventes dans un tel état, et ils regardent fascinés ces chefs d’œuvres irrattrapables, réduits à l'état de dentelle de rouille.

Mais cependant, à l'occasion de Rétromobile, l'exposition est grandiose.
Ils sont tous là, excités, fascinés comme le papillon par la flamme, le cœur lourd d'appréhension devant les beaux écorchés automobiles. S'ils ne peuvent s'en offrir une, ils sont là pour voir, pour sentir, pour témoigner de la mortalité des arts. 
C'est un crève-cœur de carcasses plus belles et plus fantomatiques les unes que les autres. Pour souligner cette beauté tragique, on a choisi de tendre les murs de voiles noirs, de réduire la lumière à quelques spots soulignant la courbe d'une carrosserie, la sophistication d'une silhouette, et essayant d'atténuer avec charme l'état désespéré des modèles, laissés dans la poussière qui les recouvre depuis 60 ans.
L'ambiance hésite entre recueillement et ressentiment devant ce trésor perdu.

Aussi, le lendemain, c'est une vente superbe qui s'annonce : ouverte par un brillant discours du responsable des ventes automobiles, les enchères sont relancées avec brio, "Voilà une possible gagnante à Pebble Beach", "Voilà la voiture d'Alain Delon"... Les chiffres volent, les téléphones en direct de l'étranger s'affolent, et la vente double son estimation initiale, au grand regret des fanatiques, qui jugent les prix surestimés pour ces vestiges presque inexploitables.

Les restaurations coûteront des millions, juge-t-on. Les voitures ainsi réparées n'auront plus aucune authenticité, car presque tout est à jeter, insistent les historiens. Mais la vente est un succès fou, les étrangers s'y sont pressés, et la belle Ferrari, celle de Delon, part chez un architecte Suisse pour une somme qui tutoie les sommets. Le lendemain, la presse la photographie une dernière fois, poussée doucement dans un camion, toujours empoussiérée, le dos portant encore un ballot de journaux "pour la photo."

Les collectionneurs, rentrés chez eux, attendent que les restes vaillants de ces belles mortes réapparaissent de compétition en compétition, les acheteurs heureux appellent leurs restaurateurs pour des devis pharaoniques. Le commissaire-priseur, satisfait, se met en quête d'un autre événement.

C'est à partir de rien qu'on construit les histoires.


Consultés pour cet article :
L'AFP, les vidéos POA avec Monsieur Paul l'expert distingué, le site Caradisiac, la Nouvelle République, Le blog En Voiture du Parisien, The old Motor ...

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